7.1.07

Réponse de Marc Bosche à Jean Even

C’est très aimable à vous de bien vouloir laisser paraître le reflet à chaud de votre lecture. Son intérêt est d’être spontané et non rédigé sur commande.

J’aime bien la brève partie sur Sartre de votre commentaire, c’est un peu le passage obligé.
Je m’attendais presque à la trouver.
Cette notation sur Sartre va situer votre critique attentive de mon « grand écart » (pour reprendre votre terme à la fois juste et amusant) dans les contradictions propres, me semble-t-il, à cet auteur, et me permettre de répondre à vos intéressantes objections.

En effet Sartre était athée. Il fait même dire au principal personnage du « diable et du bon dieu » : « Le ciel est vide, Dieu n’existe pas ». Mais quelques temps avant sa mort, c’est un peu moins connu, Sartre s’est en quelque sorte rapproché du catholicisme, comme le révéla une série d’interviews qu’il donna au Nouvel Observateur à l’époque. Je me souviens l’avoir lue avec stupéfaction, j’étais très jeune.

En mars 1980, Le Nouvel Observateur publie, sur trois numéros, une série d'entretiens avec Benny Lévy qui seront édités, après sa mort, sur le titre « l'Espoir maintenant » :

« Je me sens, non comme une poussière apparue dans le monde, mais comme un être attendu, provoqué, préfiguré, comme un être qui ne semble pouvoir venir que d'un créateur et cette idée d'une main salvatrice qui m'aurait créé me renvoie à Dieu ».

Référence : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Paul_Sartre

Quelque temps avant de passer de vie à trépas, Sartre, le philosophe existentialiste enfin confronté à sa propre mort avait retourné sa veste, il n’était plus aussi clair pour lui que le ciel était vide.

Comme quoi l’existentialisme c’était donc aussi cette possibilité…


Votre attentive impression de lecture dit que ce modeste livre peut correspondre à retour du religieux. Mais le mot date un peu, dans le livre « Intelligent Design ? » j’écris « science-art-sagesse » plutôt que « religion ». Ce n’est pas tout à fait la même référence.

L’idée est la suivante : sans le vouloir, je suis devenu l’instrument d’observation, d’analyse et de mesure d’un phénomène ressenti, un peu à la manière d’une observation participative, d’une immersion totale ou d’une recherche action en science sociales.

J’ai essayé de dissocier, de distancier, puis d’associer et de réintégrer cet observateur et ce narrateur.

Il ne s’agit pas de donner des réponses mais de permettre que des questions s’élèvent chez le lecteur. Je suggère : « Voilà mon aventure intérieure ! », « voilà mon propre voyage ! ». Et j’invite le lecteur : « qu’en pensez-vous ? », et « quid de vos propres voyages ? », « confirment-ils les intuitions et les hypothèses du mien ? »

C’est la position de ce petit livre.
C’est à dire que ce « religieux » que vous avez vu dans ce texte ressemble plus au scientifique qu’au religieux, car il est soumis aussi à la réfutabilité, à l’investigation, à l’expérimentation.
Personne ne me l’a donné, et ce n’est pas ce bon Sartre qui pourra me le reprendre, vous pouvez vous en douter.

Comme le raconte le livre, sur ma civière à l’hôpital en pleine Near Death Experience, j’ai bien failli mourir, mais aussi j’ai vu que je l’expérience ne confirmait pas les dogmes du bouddhisme : aucune évidence de réincarnation ne m’attendait, les protecteurs paisibles et courroucés du bouddhisme du vajrayana n’étaient pas là. Auraient- ils pris la poudre d’escampette ? En direct, j’ai vécu autre chose.

J’ai donc laissé le bouddhisme dans ce qu’il ne correspondait pas à mon expérience. Un peu comme un scientifique abandonne une théorie quand ses instruments d’expérimentation lui donnent des résultats qui infirment cette théorie.
A la différence ici, que j’étais cet instrument, cette expérience, cet expérimentateur, tout à la fois... Je sais c’est beaucoup de casquettes...


L’autre idée forte du livre, c’est que je n’ai pas à choisir un vocabulaire unique. Je n’ai pas à rejeter la foi des autres. Je peux les accepter, et je peux m’enrichir au contact des scientifiques, des agnostiques, des athées. Il n’y pas l’Intelligent Design contre la science, mais l’Intelligent design & la science. D’où le point d’interrogation qui ponctue le titre du livre : « Intelligent design ? »

Puisque ce qui compte, c’est l’investigation : quel effort y ai-je mis ? Me suis-je donné de la peine ? Suis-je allé assez loin ? Ai-je ainsi le droit de vous importuner avec mes palabres et mes écrits ?
Je n’attends au fond que le débat, que de recevoir le récit de l’autre qui va me dire: « oui, çà je l’ai vécu aussi, mais pas çà, pour moi çà c’est passé ainsi... »

Ce qui m’a plu chez ces scientifiques épris du paradigme de l’intelligent design c’est qu’ils se sont dit exactement la même chose que moi dans leur propre champ, la biologie génétique : cet ADN, cet ARN messager, cette transcriptase, cette double hélice, cette complexité : tout cela les a frappé du sceau d’une question. Pas d’une réponse, mais d’une question. Pour eux l’évidence d’un design en filigrane de la vie est une énigme, une énigme à laquelle ils sont confrontés dans leurs observations.

Ils se sont dits : ce n’est pas du chaos, ni de l’auto-organisation. Il y a comme une information complexe et bien ordonnée, de la programmation, le coup de crayon de l’ingénieur sur sa planche à dessin. C’est un peu comme si en regardant au microscope l’intérieur de la cellule ils avaient été frappés de l’ingéniosité de l’ingénieur mécanicien disposant ses bielles et ses soupapes. (J’ai un CAP de mécanicien en cycles et motocycles que j’avais passé quand j’avais vingt ans en parallèle de mes études).

Et moi aussi, plus modestement, dans mon ermitage face à ces menues expériences, je me suis dit la même chose : « c’est assez construit, ce n’est pas entièrement du chaos, ni de l’auto-organisation. Ceci ou cela est attentivement scénarisé, et quelques détails portent la marque d’un “design”. »

Ce qui me plaît dans l’Intelligent Design c’est cette exclamation sincère et spontanée : « Cela ne peut être dû au pur hasard, ni à la seule nécessité ! », ou encore : « ce ne peut pas être produit seulement par de l’auto-organisation à partir du chaos, ni de coïncidences fortuites ! »

Alors « qu’est-ce qu’il y a ? », « Qu’est-ce qu’il y a derrière ? » Voilà ce qu’est l’Intelligent design avec un point d’interrogation.

Avec les années 2000, on arrive à poser à nouveau les grandes et vénérables questions, mais autrement.
La fin des idéologies c’est aussi la fin des dogmes, des images toutes faites de la vie, de l’homme et du monde, des autorités affirmatives et péremptoires.
On n’a pas les réponses, mais on a des gens dans des domaines divers qui se disent la même chose : « D’où cet ordre, cette harmonie, cette habile construction, cette ingéniosité dans la nature, la vie, la Terre, l’homme, la nature viennent-ils ? »

Une époque s’évalue à la qualité de ses questions. Nous avons là une belle et bonne question. Nous pouvons nous la poser et vous la poser. N’est-ce pas une époque formidable ?

J’adore sentir ce questionnement aussi chez mes contemporains. Car quand on a des questions comme çà, les guerres de religions s’éloignent, les casernes du savoir sont désertées, les visions toutes faites perdent de leur attrait.
Ma communauté de pensée est celle des questionneurs, ce n’est pas celle des penser mous. Une bonne question n’est pas tendre, car une bonne question peut être une sacrée gifle.

J’ai, intactes, mes questions. Elles sont mon trésor, car qui pourra me les prendre ?

Celui qui pourra me les prendre sera celui qui me donnera des réponses, me fera avancer, nous fera avancer et je l’accueillerai volontiers.












Postface IV


« L’horloger de Voltaire »


Réponse de Jean Even du 30 novembre 2007


J'ai tiré sur papier, pour pouvoir les relire attentivement, les "Postfaces II et III", c'est-à-dire mon texte et le vôtre, et je me suis également reporté aux mails que nous avions échangés l'été dernier et que j'ai regroupés. Mais je sens que je dois m'exprimer avec prudence car vous m'écriviez, le 15 juillet dernier : "L'expérience spirituelle existe pour les gens, la vie intérieure existe pour nos contemporains, quelque explication qu'on leur donne. Ce n'est pas une abstraction, c'est le coeur de leur vie. Le fait de refuser ou de dénier subtilement à l'humain cette part (en en faisant un simple artefact biochimique ou perceptuel) est un geste d'une réelle grossièreté vis à vis de l'homme, c’est à dire aussi de lui-même."

Ces reproches s'adressaient au Pr. Crick et à sa "neurothéologie", mais je n'ignore pas que je les encours plus ou moins aussi.

Certes, vous multipliez les précautions. Vous proclamez qu'il "n'y a pas l'intelligent design contre la science, mais l'intelligent design et la science". Vous rappelez que cette notion n'est qu'une hypothèse et que, dans votre titre, vous l'affectez d'un point d'interrogation. Cela me surprend d'ailleurs un peu car plus loin je lis : "Il y a comme une information complexe et bien ordonnée, de la programmation, le coup de crayon de l'ingénieur sur sa planche à dessin. C'est un peu comme si, en regardant au microscope l'intérieur de la cellule, ils avaient été frappés de l'ingéniosité de l'ingénieur mécanicien disposant ses bielles et ses soupapes..." Et un peu plus loin encore : "Ce qui me plait dans l'Intelligent design, c'est cette exclamation sincère et spontanée : "Cela ne peut être dû au hasard, ni à la seule nécessité !" ou encore :"ce ne peut pas être produit seulement par de l'auto-organisation à partir du chaos, ni de coïncidences fortuites !".

Vous avez parfaitement le droit d'exprimer ce point de vue que je trouve tout à fait respectable et dont je ne suis d'ailleurs pas sûr à 100% qu'il ne soit pas juste. Seulement quand vous posez la question "Alors qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a derrière ?", comment voulez-vous que je ne vous dise pas, comme je le faisais dans un mail du mois d'août, : "C'est en somme la forme modernisée de l'horloger de Voltaire". Car ce qu'il y a derrière, comme vous dites, ce ne peut être que l'horloger de Voltaire.

Je ne vous reproche aucunement de penser cela, mais alors je ne comprends plus pourquoi vous vous offusquez quand j'emploie l'expression "retour du religieux", même si, je le reconnais, elle date un peu. C'est d'ailleurs parce qu'elle date un peu que je lui préférais : "retour du théologique", une expression de J.P. Sartre. Et j'estime que la virulence avec laquelle vous fustigez Crick ou Sartre est, elle aussi, significative. Vous avez parfaitement le droit d'adopter l'Intelligent design mais pourquoi vous croire obligé de faire suivre l'expression d'un point d'interrogation ? De très grands esprits, tout au long de l'Histoire, ont défendu une conviction à peu près semblable. Que cette conviction, ancrée au coeur d'innombrables êtres humains depuis des siècles, prenne un habillage moderne avec l'intelligent design, ne me choque aucunement. A condition qu'on veuille bien admettre qu'il s'agit là, sinon d'un "retour", du moins d'une "survie" (comme dirait Marcel Gauchet) du "religieux" ou du "théologique" (On pourrait peut-être trouver un meilleur terme, mais il faudrait qu'il ait à peu près le même sens.)

Voilà quelques réflexions "à chaud" sur votre postface. Bravo en tout cas pour l'excellente présentation de votre livre auquel je souhaite beaucoup de lecteurs.

Bien cordialement.

J.E.









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Postface V


« Le mythe de la caverne »


Réponse de Marc Bosche du 1er décembre 2007



C'est très attentif de votre part d'avoir pris le temps de revenir sur ces textes.

Non, vous n'encourez pas les mêmes reproches que le Professeur Crick, puisque vous posez des questions, présentez vos hypothèses, vos intuitions, comme moi-même ou d'autres.

Le Dr Crick, lui, était allé plus loin puisque, par le pouvoir qu'il avait accumulé dans le monde académique et de la recherche, suite à la co-découverte décisive de la forme en double hélice de l’ADN, il menait aussi, simultanément un combat idéologique contre ceux qui évoquaient la possibilité de l’expérience spirituelle et religieuse. Lui qui était un si éminent chercheur, et prix Nobel, était allé jusqu'à se retirer du conseil d'administration d'une célèbre université parce que celle-ci avait accepté l'ouverture d'une petite chapelle dans les locaux du campus à l'usage de ses étudiants chrétiens !

Débattre n’est pas combattre. Combattre n’est pas débattre. Loin de moi l'idée de "combattre" qui que ce soit : les débateurs sont mes meilleurs amis, et rien ne me fait plus plaisir qu'un beau débat d'idées, car il fait avancer tout le monde, moi le premier. Je ne considère par les personnes avec lesquelles j'ai ce débat d'idées comme des ennemis, qu’il faudrait fuir, vaincre ou dominer, mais vraiment comme mes amis, ceux qui vont me permettre, nous permettre, d’avancer et de nous enrichir mutuellement. La nuance est de taille !

Allons à votre argument : je présenterais selon vous une version théologique édulcorée, qui d’un point de vue de idées se rapprocherait de celle du grand horloger chère à Voltaire.

"Automates pensants, mus par des mains divines."

(Voltaire / 1694-1778 / Discours sur l'homme)



" L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer

Que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger."

(Voltaire / 1694-1778 / Les Cabales, 1772)


Voici mon sentiment : je ne crois pas trop, personnellement, à l'hypothèse de l'horloger de Voltaire, que vous évoquez pour décrire mon texte. Ou plutôt, à cet égard, je n’ai pas vraiment de conviction, ni de croyance claire. Je ne sais pas s’il existe ou s’il n’existe pas, ce grand horloger : je serais donc à cet égard plutôt agnostique.

Et si c'est « l'horloger » qui apparaît en filigrane du petit livre "intelligent design ?", c'est que j'ai raté ma présentation.

Je suis plus du côté du mythe de la caverne de Platon : je vois à ces ombres dansantes et mouvantes projetées sur la paroi, que quelque chose parvient jusque dans notre monde, sans que je puisse bien discerner les "idées" dont je ne vois que les ombres.

Il y a un mystère, il y aurait quelque chose en filigrane de la vie, du monde, de la nature, voire même de nos rencontres. Il y aurait comme quelque chose (d'intelligent parfois) "caché derrière", pour reprendre la jolie formule du chanteur Laurent Voulzy qui évoquait sans doute le mystère qu’évoquent aussi parfois les menhirs bretons ou les pierre dressées de Stonehenge.

Quel mystère ?

Je ne sais pas vraiment.

Mon sentiment est que nous sommes des êtres relativement simples et primitifs, pour appréhender une réalité hautement complexe, multidimensionnelle, qui se prolonge de manière subtile, mais aussi invisible et enfin imperceptible.

Je ne serais pas surpris que nous ne soyons pas les seules consciences dotées "d'une intelligence plus ou moins créative et autonome" dans l'univers...

Je ne serais pas surpris que d'autres consciences soient plus avancées que les nôtres, peut-être, dans la possibilité de créer et de déposer entre elles et nous, comme une médiation possible entre nos réalités, avec des formes - artificiellement créées - de conscience cybernétique et d’intelligence artificielle, peut-être... Ou quelque chose de différent mais d’encore inconcevable pour nous…

Le livre vise à présenter cette intuition, à la rendre plus accessible, mais il n'apporte, je le sais, aucune évidence.

Mais c'est vrai aussi que cette complexité du spirituel va de pair avec une certaine unité dans notre perception de son phénomène. C'est peut-être ce qui vous fait penser que j'aurais adopté l'idée d'un « grand horloger », celui que postule Voltaire.

Peut-être notre univers est-il lui-même créé à partir d'une unité, peut-être en porte-t-il l'évidence... Dans le doute, je préfère, quant à moi parler de champs, de champs de superconscience, sans préjuger du fait qu’ils seraient ou non unifiés.

Voici une vague idée, une sorte de postulat, qui me plaît davantage : Il y aurait une forme d’unité dans la conscience, dans la possibilité de l’expérience consciente, tout autant qu’une grande diversité dans les formes de vies. L’unité de la conscience nous permettrait de nous relier à d’autres réalités, à d’autres champs, de ne pas être complètement séparés, ni isolés dans l’univers. La diversité de la vie nous assurerait une sorte d’autonomie, de particularité, et ferait de nous des êtres originaux. Nous serions unité et diversité, unité relative au sein de champs de conscience, et diversité relative de la vie dans l’univers.

Admettons un instant que cette vague idée ait quelque fondement : alors je m'intéresse plus à la diversité des expériences, à ce qui viendrait des ombres projetées sur le mur de la caverne. Je m’intéresse sans doute plus à la pluralité des vies qu’à l’unité de la conscience.

Un mystique ou un être religieux verra sans doute d’abord l’unité dans la diversité.

A titre personnel, par curiosité et par sympathie pour le monde et les êtres vivants, je préfère regarder la diversité dans l’unité.

Mais j’admets que c’est une préférence, et c’est ce qui permet aussi de dialoguer avec des personnes plus spirituelles que je ne le suis, et qui voient l’unité de la conscience comme plus intéressante que la diversité de la vie. Leur point de vue est tout à fait valable aussi. C’est juste un autre regard sur la réalité.

Existant dans d'autres dimensions que les nôtres, même si elles sont simultanément immergées aussi en elles, sans que nous les vissions, d’autres consciences interagissent-elles avec nos vies ? Ont-elles évolué en des civilisations dotées d’interfaces (consciences cybernétiques, bioactivités subtiles, intelligence artificielle, etc.) capables de communiquer et de garder le contact avec nous jusque dans nos dimensions, si étrangères aux leurs, peut-être ?

Notre réalité est-elle une réalité augmentée (« augmented reality ») par l’intercession de ces activités qui nous sont encore imperceptibles ?

Tout cela semble si passionnant, si lointain et si proche, si essentiel et si difficile à appréhender.


Si j’avais un credo, ce ne serait pas celui d’un grand horloger derrière le mécanisme du monde. Ce serait plutôt : A la fois divers, complexe et unitaire, ce monde, cet univers, est un bien admirable mystère, qui semble se prolonger très loin vers la conscience, l’art, la beauté, l’humour, la science et l'intelligence ; et sa réalité dépasse toujours la fiction...

Au plaisir de vous lire,

MB







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Postface VI


« Cheval de Troie »


Réponse de Jean Even du 2 décembre 2007


Ce que j'apprécie le plus dans votre mail, ce sont des passages comme celui-ci :

« Il y a un mystère, il y aurait quelque chose en filigrane de la vie, du monde, de nos vies, de la nature, de nos rencontres, il y a comme quelque chose (d'intelligent parfois) "caché derrière". Quoi ? Je ne sais pas vraiment. Mon sentiment est que nous sommes des êtres relativement simples et primitifs pour appréhender une réalité hautement complexe, multidimensionnelle, subtile, invisible, imperceptible. »

Il est certain que nous vivons dans un monde "désenchanté", pour reprendre l'expression de Marcel Gauchet. On peut même le juger appauvri et avoir la nostalgie de son "enchantement". Déjà, dans la "Prière sur l'Acropole", le vieux Renan, s'adressant à la déesse Athéna, symbole de la Raison et de la Science, disait qu'en entendant les chants religieux de son enfance, il devenait "presque apostat". Moi-même, qui me suis, comme lui, éloigné de la foi de mon enfance, quand je lis des auteurs platement ou grossièrement rationalistes (Marcel Boll, quand j'étais jeune, et surtout Michel Onfray aujourd'hui), je hausse les épaules. Je ne sais si vous connaissez Michel Onfray, mais c'est à des gens comme lui que vous pourriez réserver les anathèmes dont vous accablez J.P. Sartre. Je ne suis pas un inconditionnel de Sartre : il s'est si lourdement trompé, sur le terrain politique par exemple, que cela finit par rejaillir sur toute sa pensée. Du moins était-ce un vrai philosophe et l'on ne peut en faire un rationaliste vulgaire comme Onfray dont le "Traité d'athéologie", pour ne citer que lui, n'est qu'un pamphlet rationaliste superficiel, simpliste et de mauvais goût, dirigé contre toutes les formes de "foi".

Ceci étant dit, reconnaissez tout de même, cher Marc, que le désenchantement du monde a été aussi le début d'une libération de l'homme. Ce n'est pas un hasard si Marcel Gauchet nous annonce un nouvel ouvrage, "L'avènement de la démocratie ", qui fera suite à celui qu'il a consacré à la sortie de la religion. Vous avez été très influencé par le monde bouddhique. Mais l'Extrême-Orient est sorti de la religion au moins autant que nous. Ce n'est pas le cas partout. Songez au milliard et demi de Musulmans qui, sur tous les continents, continuent à subir le pire obscurantisme médiéval. Je n'ai pas oublié des confidences à demi-mots que j'ai entendues ici et là : je me souviens par exemple d'un jeune dans une oasis égyptienne. Et depuis, j'ai entendu à la télé des jeunes Iraniens tenir des propos semblables. Leur monde reste peut-être "enchanté", mais leur théocratie, elle, n'est pas enchanteresse, croyez-moi. Et c'est pourquoi je vous disais, l'été dernier, dans un mail, que je suis très inquiet quand je vois le retour en force de l'obscurantisme dans un pays comme les Etats-Unis où les prêcheurs évangélistes en sont arrivés, dans la moitié des Etats américains, à faire interdire, au nom de la Bible, toute allusion à Darwin dans les écoles. Et n'oubliez pas qu'avec Bush, ces illuminés, ces soi-disant "born again", sont au pouvoir ! Je suis tout aussi inquiet quand je constate chez nous le succès de tant de sectes, en particulier chez les jeunes.

Au risque d'être jugé par vous archaïque (car aujourd'hui la mode, venue d'Amérique, est au retour du spirituel, pour ne pas dire : de l'irrationnel), je vous dirai que nos "Lumières" européennes, qui ont commencé à briller il y a trois siècles, restent à mes yeux le commencement de la libération de l'esprit humain. Que le balancier soit parfois allé trop loin, par exemple en France où "laïcité" est presque devenue synonyme d'anticléricalisme", je l'admets. Qu'une correction de tir, comme celle que vous représentez, soit salutaire, je le veux bien. Mais je reste sur mes gardes. Et pour tout vous dire, j'ai peur que votre "Intelligent design", modéré, respectable et assez facilement admissible, ne soit le cheval de Troie d'un obscurantisme beaucoup plus rétrograde.

Excusez-moi d'avoir, une fois de plus, été trop long. Si ce que je vous ai dit vous a choqué, n'hésitez pas à me le dire. Bien à vous

J.E.

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Postface VII


“ No matter how dark the night has been… »


Réponse de Marc Bosche du 3 décembre 2007


D’abord un mot pour dire que je ne partage pas la sévérité de votre point de vue à l’égard de Michel Onfray. Il m’est vraiment sympathique. Même si je ne connais pas son œuvre écrite, j’apprécie, pour l’avoir écouté à la radio défendre ses convictions, sa capacité à faire partager ses enthousiasmes, la chaleur communicative de sa pédagogie.

Je ne suis pas philosophe, et ne connais pas la philosophie. Comme vous le savez je m’intéresse à l’interculturalité et aux sciences humaines et sociales qui permettent d’en rendre compte : anthropologie, psychologie sociale, sociologie, communication, sciences des organisations, sciences de l’action… interculturelles.

Et si j’observe attentivement l’attitude, les choix pédagogiques, et les prises de position de Michel Onfray, je me dois de reconnaître qu’il est à sa manière, un messager qualifié de l’interculturalité. Il fait dialoguer de nouveaux publics, les initie à l’étude de la philosophie dans le cadre de son université populaire, rapproche dans le débat les disciplines et les savoirs.... Qu’il soit selon vous « rationaliste » ne me dérange pas. Chacun a ses « antennes » ses « capteurs », sa sensibilité, sa manière de décrypter la réalité. Nul ne peut décoder toute la complexité du réel. Dans son domaine je le trouve intéressant. J’apprécie la parole directe, chaleureuse, personnelle, engagée d’un Michel Onfray, qui défend ses idées avec une passion somme toute citoyenne et communicative.

Bien entendu il serait peut-être le premier à éreinter ce petit livre s’il le lit un jour, et il en aurait le droit. Et je suis certain que j’apprendrai aussi en lisant sa critique.

Curieusement peut-être, même si le philosophe ne pense certainement pas comme moi, j’éprouve instinctivement du respect pour ses engagements au service des autres. La diversité des idées et des pensées n’est pas un problème, c’est une ressource. C’est la ressource. Et s’il faut des rationalistes, ce dont je ne doute pas, j’aime autant que ce soient des Michel Onfray. Quant à moi, en effet, je suis peu doué pour le rationalisme et le positivisme, et je ne pourrai certainement pas reprocher à qui que ce soit de l’être davantage. Je crois aussi que ce qui nous rapprocherait peut-être est un certain scepticisme, un goût certain pour interroger les apparences.

Revenons à votre impression de lecture « d’intelligent design ? ». Tout à fait d'accord avec votre mise ne garde, et en phase avec vous pour craindre le détournement des idées d'un "dessein intelligent" par des mouvements neo-conservateurs qui visent à restreindre, hélas, l'accès et le droit à l'avortement, à la contraception, aux préférences sexuelles minoritaires de l’homosexualité, et à l'homoparentalité, etc. On pourrait ajouter : tout à fait d'accord avec vous pour craindre qu'on ne tente même ici ou là de réécrire des manuels scolaires en y faisant apparaître une "création de la terre en sept jours" de "la main de Dieu" etc. Votre prudence, je la partage.

Mais le risque d’être le cheval de Troie d’un éventuel mouvement rétrograde me paraît quant à moi peu évident, à mon sens c’est plus un épouvantail que vous agitez fort ostensiblement à la fin de votre courrier, comme pour « jouer à se faire peur » ! Et je vais en agiter sous vos yeux un autre, que j’ai choisi exprès dans le domaine de la politique, car je sais que c’est un sujet qui vous intéresse.

Vous vous souvenez : François Mitterrand, affaibli et malade, présentant ses derniers vœux aux Français et leur disant gentiment : « plein d’espoir en vous. Je crois au forces de l’esprit et ne vous quitterai jamais » Ce n’était ni un néo conservateur, ni un évangéliste, ni un obscurantiste, mais quelqu’un qui avait mené une politique exactement opposée à tout cela : abolition de la peine de mort, nouveaux droits citoyens, politique de la paix en Europe au moment de la chute du mur de Berlin, etc.

Je crois que nous devons faire confiance à l'intelligence et au discernement des hommes et des femmes et à leur capacité d'élaborer aussi leurs propres concepts. Et pour cela il nous faut aussi oser nous aventurer sur ces terrains, qu'il ne faut pas laisser exclusivement aux sectes et aux nouveaux mouvements religieux. Nous avons le droit d’y réfléchir, d'utiliser les concepts, de les partager. Nous ne pouvons y renoncer au prétexte que certaines idées seront exploitées, voire déformées. Après, chacun est responsable de sa lecture. Il faut aussi nous faire confiance, faire confiance aux autres, les traiter en adultes et ne pas occulter ce débat utile d’idées.

Le succès des sectes est peut-être lié à l'abandon du territoire de la spiritualité par les intellectuels, les philosophes, les décideurs et les scientifiques depuis la révolution industrielle. En le laissant en friche au nom du positivisme, ils l'ont peut-être laissé se transformer en zone de non droit où règnent toutes sortes de trafics d'idées religieuses, de prérogatives de gourous, d'abus de faiblesse et d'ignorance de dérives sectaires. A mon sens il ne faut pas laisser ces nobles banlieues de l'esprit aux dealers d'idées spirituelles, mais maintenir dans ces cités populaires de l’esprit les services publics d'une pensée contemporaine, présente, informée et bienveillante. Alors ces ghettos de la pensée que sont les mouvements extrêmes, qu'ils soient sectaires ou néo conservateurs, ne pourront plus guère s'y développer.

Les ténèbres, s’interrogeait le cinéaste David Lynch sur les ondes de France Inter peuvent-elles être dissipées ? Il nous donne une piste à la fois évidente et profonde.

" Le mal, la négativité, on dit que ce n’est que des ténèbres. Et quand on dit « Et c’est quoi les ténèbres ? » on comprend que finalement ce n’est rien, c’est l’absence de quelque chose. Et même si la nuit a été bien noire, quand le soleil se lève de nouveau, naturellement les ténèbres disparaissent. Le soleil n’a pas d’effort à faire pour cela. Par sa nature même le soleil efface les ténèbres. Quelle lumière pourrait-elle effacer le mal et la négativité ? " (David Lynch)

Version originale (en anglais) :

" Evil and negativity, they say is just like darkness. And then, when you say : “what is darkness ?” you realize it’s nothing ; it’s the absence of something. No matter how dark the night has been, when the sun comes up, automatically, darkness disappears. The sun does not even need to try. Just by its nature it removes darkness. What light would remove evil and negativity ? " (David Lynch)

Pourquoi citer ici David Lynch ? C’est que l'obscurantisme est aussi comme une terrible nuit très noire, qui semble ne jamais devoir finir, et elle peut nous faire peur. Car c’est notre propre ignorance aussi. Mais lorsque que le matin des idées se lève, et que le ciel s'éclaire du parme lumineux de la pensée, ce qui était terrifiantes ténèbres n'est plus et a été dissipé, il n'en reste plus rien. On ne peut lutter contre l'obscurité dans la nuit noire, de même on ne peut dissiper les ténèbres de l'obscurantisme par la passivité, l'absence, le silence, le repli, mais par l'éclairage direct des idées. Alors les ténèbres ont disparu comme si elles n'avaient jamais existé.

Je crois comme vous à la valeur des idées, mais encore plus à celle des questions. Et un peu comme Perceval devant le roi Amfortas, il ne faudrait jamais renoncer à poser la question qui s'élève en nous, qui nous brûle la langue. Si la prudence nous encourage, comme vous le faites, à la modestie et à la discrétion, cette règle de bienséance ne s’applique pas à nos questions anthropologiques, qui relèvent d’une évidence, d’une urgence et ne doivent pas être tues. Le monde a mal non tant des mauvaises réponses qu’on lui inflige (vous évoquiez par exemple Bush) que des bonnes questions qu’on empêche préalablement, et de cette propension, qui est souvent du fait de notre éducation, à taire nos énigmes les plus essentielles. Nous devons questionner, poser des points d’interrogation face aux mystères humains qui nous sont les plus chers. D’ailleurs les systèmes d’autorité reposent sur notre propre timidité : que nous taisions nos questions, puisqu’ils les découragent, alors qu’une interrogation bien posée peut, un jour, contribuer à changer les choses. Un peu comme ce battement d’ailes du papillon qui agit (selon la bien mal nommée « théorie des catastrophes ») jusqu’à l’autre bout du monde.

Je fais confiance à mes contemporains pour réfléchir, avancer et comprendre. Et je ne peux pas les traiter comme des enfants à qui on cacherait peut-être l'essentiel : nos interrogations. Si on s'engage dans l'expression des idées et leur partage, encore faut-il avancer sans masque, partager nos doutes et nos koans. Et là il n’y a pas de tabou, ou de règle de politesse qui tiennent. Si nous n’avons pas la vérité des réponses, nous devons toujours celle des questions à ceux qui nous font la bonté de nous lire.

Nous pouvons mettre des points d’interrogation sur le monde, et surtout là où on nous décourage, et surtout quand où on nous dit « circulez, il n’y a rien à voir ». (Parfois, quand il prétend disqualifier certaines questions c’est une des dérives du positivisme). Vous parliez de désenchantement du monde. Je ne le ressens pas. Le monde n’est pas désenchanteur, encore moins désenchanté : L’époque est riche de ses questions. Les questions nouvelles, ou vénérables mais formulées autrement selon l’esprit du temps, contribuent en permanence à réenchanter le monde, à le garder jeune en éveil, et ce n’est pas le dernier de leurs mérites.

M.B.