13.6.07

Chapitre II

intelligent design ?

Au coeur des champs de superconscience


II

Quand dun passé ancien rien ne subsiste



Le soir est venu et j’ai tiré les rideaux bleus de la véranda. Au loin vient le souffle du vent. Deux filles passent sur la route à côté, à vélo, en riant.

Avec l’ombre s’élève l’esprit des confidences.

J’ai quitté voici dix ans une situation stable qui me voyait établi jusqu’à la retraite. Professeur de sciences humaines dans une grande école, j’avais ce que j’avais désiré.

Et je me rendis compte surtout que j’attendais.

Ma vie était devenue attente, attente du prochain jour de repos, du week-end à venir, du voyage en province, ou au bout du monde…

J’existais ainsi dans les interstices de ma vie, et non dans sa substance. J’acceptais cela parce je touchais un bon salaire, que j’avais un bon travail et des étudiants brillants.

Tous, mes collègues et moi attendions. Nous attendions que la vie passe, puisque nous étions payés pour cela.

Un jour j’ai pris la poudre d’escampette.

Un vieux moine tibétain m’a pris sous son aile. Je suis allé dans son monastère, me suis fait raser la tête. Vêtu d’une robe rouge j’ai suivi ses pas. Je ne l’ai jamais regretté.

Aujourd’hui il est parti. Déjà. C’est le premier être aussi cher que j’ai perdu. On découvre que chaque disparition restera inconsolable.

Même si je n’ai pas aimé le monde ritualiste qu’il a légué, en partant, à ce pays d’Occident, il est ce qui m’est arrivé de meilleur dans cette vie d’adulte.

Même si le lamaïsme ne vaut pas mieux que l’élitisme de ma « grande école », l’homme qui l’incarnait était bon.

Son image revient sur l’écran de la mémoire. Un visage aimable. La confiance. La connaissance. Autant d’impressions que son souvenir évoque.

Aujourd’hui j’ai laissé le bouddhisme. C’est une religion. Son idée que la vie est souffrance est un contresens. C’est d’autant plus évident quand on a, ne serait-ce que fugitivement, éprouvé comme la vie humaine, chacune d’elles, est unique et précieuse.

Aucune vie ne ressemble à aucune autre. Et sans la vie que serions-nous ? Non, la vie n’est pas souffrance, mais opportunité, chance extraordinaire, miracle chaque jour renouvelé de la conscience, et mystère intact.

Le bouddhisme a donc logiquement échoué, à partir de ses prémisses philosophiques erronées, d’abord en Asie, puis aujourd’hui en Europe. Il a fabriqué des disciples, des dévots, et mêmes des nouveaux néo-fondamentalistes. Il s’est désenchanté.

J’ai ainsi quitté la vocation d’un métier, puis celle d’une vie monastique qui me plaisaient pourtant l’une et l’autre.

Que me reste-t-il ?

« Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable l’édifice immense du souvenir. »

Ce qui reste, cette quintessence du temps vécu, s’élève ainsi que Proust l’écrit dans du côté de chez Swann. Au quotidien, au gré des sensations, des rencontres, des situations nous voyons revenir le sens de ce que nous avons déjà vécu.

Nous voyons bien qu’il n’est plus temps pour nous de découvrir le monde ou de défricher ses territoires.

Non, bien au contraire, chaque regard, chaque anecdote de notre quotidien mature est aussi le code d’un trésor.

Enfoui depuis le passé, il émerge enfin.

Cette deuxième moitié de la vie est faite comme un rébus. Et nous avons déjà en poche toutes les énigmes que la jeunesse nous donna.

Survient l’illumination du sens, d’instant en instant, ou plutôt : de temps à autre. Et c’est la belle conquête de l’homme, avec ses aimables surprises.

La vie nous a initiés. Ses mystères apparaissent parfois au grand jour. L’odeur, la saveur, le toucher ou la sonorité deviennent tels des autels.

Un visage, une pensée nous éveillent désormais, en laissant revenir de l’oubli le message que d’autres visages, d’autres pensées inspirèrent.

Enfant, adolescent, jeune homme nous nous étions remplis les poches de souvenirs. Et aujourd’hui voici que tels des ombres de ce que nous fûmes, nous existons grâce à eux.

L’enfant n’est plus, mais les coquillages qu’il a ramassés sur la plage parlent la langue de la géométrie. Les bonheurs que l’adolescent a butinés racontent aujourd’hui l’Histoire. Les amours que le jeune homme a éprouvées connaissent désormais mieux le cœur des êtres et les sondent sans effort et sans désir.

Je ne suis plus qu’une sorte d’herboristerie, emplie de simples dans de nombreux tiroirs.

Ma nature s’est évanouie, et il ne reste que les échantillons heureusement prélevés lorsque le soleil était encore à son lever, et que la rosée nimbait la campagne.

Un fantôme, sans doute, voilà ce que je suis.

Un peu d’esprit qui poursuit sa route, ivre de ce qu'il a été au contact du monde.

Libre, sans doute aussi de cet univers qui a cessé de le nourrir.

Saturé de mémoire, débordant de significations, je peux enfin regarder un monde que je ne comprends plus.

Ou plutôt que je comprends trop bien pour souhaiter m’y compromettre.

Spectateur du temps qui passe, je dis « Oh ! » quand sa folie me navre et « Ah !! » lorsque je suis séduit par son intelligence et ses trouvailles.

Et je regarde avec incrédulité les jeunes gens dans les fast foods, me disant que je ne comprends plus rien à leurs existences.

Je ne sais si c’est moi le fantôme, ou si c’est eux les ombres, vivant un songe en noir et gris.

Je préfère ma place à la leur.

J’aime mieux faire ces incantations, littéraires : « Ouh ! Ouh ! » drapé dans mon drap blanc, celui de l’observateur, comme Belphégor, plutôt que de me confondre avec le jeu d’ombres du monde aujourd’hui.

Car ce dernier est fait de tons de gris. Les hommes et les choses s’y sont étreints et confondus.

Ce décor est un peu sinistre, je n’y vois plus guère palpiter, libre, la vie.

Cette dernière est asservie, fondue avec la machinerie qui a de plus en plus remplacé la civilisation.

En revanche, dans mes souvenirs vibrent encore les fleurs de la liberté, de la passion et du sourire.

Des enfants y sont paisibles. Les êtres, tendres. Et le climat, tempéré.

Intact, du monde de la mémoire s’élèvent les images claires, douces, chaleureuses et transparentes d’un monde illuminé par la beauté du souvenir et nimbé de la grâce de sa recollection.

L’eau frémissait sur le gaz et l’infusion de tilleul sera bientôt prête.

En relisant le chapitre je me dis que, cher lecteur, chère lectrice, tu auras le droit de me considérer comme un pauvre type.

Je me prends pour un sujet sage et averti et ne suis qu’un vieux con.

Il n’en reste pas moins que je ne comprends plus grand-chose aux gens que je vois manger en ville. Cela m’intrigue. Quelque chose s’est passé, qui m’a échappé, et voici que l’humanité que je vois vivre devant moi m’est devenue incompréhensible.

Les jeunes ont l’air vieux. Les vieux ont l’air jeune.